Comment
ne pas être sidéré face
aux propos scandaleux d’un membre du gouvernement
revendiquant un acte grave de censure éditoriale
? L’affirmation par Mme Toumi d’un acte
de censure officielle, ciblant le Journal
d’un homme libre, 2006-2008, le dernier
ouvrage de Mohamed Benchicou, ramène
l’Algérie à près de
trente années en arrière,
lorsqu’un autre gouvernement, sans doute
mû par de semblables attentes politiques
et policières, avait institué
un visa de censure régalien sur la
production écrite.
La
règle de l’imprimatur est-elle donc
de retour ? Jusqu’aux déclarations
de Mme Toumi, elle ne figurait plus dans
les dispositions juridiques et réglementaires
algériennes depuis la Constitution
de 1989 et ses dispositions sur la liberté
d’expression. L’imprimatur est bel et bien
là et les intentions du pouvoir,
coupables. Car, il semble malheureusement
que cette opération de contrôle
administratif et politique drastique ne
concerne que les écrits de Mohamed
Benchicou, singulièrement soumis
à l’attention personnelle de Mme
la ministre de la Culture qui indique avoir
autorisé cette année, l’inscription
au dépôt légal et à
l’ISBN d’une plaquette de poèmes
de l’auteur. Situation somme toute kafkaïenne,
si elle ne s’attachait qu’aux seuls travaux
de plume de M. Benchicou. Depuis quand les
plaquettes de poésie – et il s’en
débite tant, non seulement à
Alger mais dans tout le pays – doivent-elles
arriver, toutes compactées, sur le
bureau de la ministre, alors que l’enregistrement
réglementaire et signalétique
de tout ouvrage relève de la seule
compétence du Service du dépôt
légal de la Bibliothèque nationale
? Incurable balourdise que d’y souscrire.
Cette volonté de contrôler
systématiquement les Algériens
qui écrivent, surtout s’ils sont
suspects aux yeux du pouvoir, est dans son
principe malsaine. Elle fait violence aux
pratiques éditoriales instituées
depuis 1989 et entre potentiellement dans
le registre de l’effraction. Car aucune
disposition de la loi n’encadre présentement
cette double entreprise inédite qu’entreprend
la ministre de la Culture : d’abord, saisir
dans les ateliers d’un imprimeur un manuscrit
qui tant qu’il n’est pas imprimé
et diffusé publiquement reste la
propriété privée de
son auteur ; ensuite, en faire une lecture
préalable par elle et par ses avocats
qui devraient être les premiers à
l’informer du caractère illégal
de la démarche. Ni les gouvernants,
ni la police, ni les juges ne peuvent poursuivre
un manuscrit avant qu’il n’acquière
une dimension sociale et légale par
sa vente et sa diffusion publiques. Jusque-là,
il demeure un événement privé
qui jouit de la même protection que
tous les éléments constitutifs
de la vie privée d’une personne.
En ordonnant une saisie conservatoire, une
lecture préalable et une interdiction
d’imprimer, d’une œuvre littéraire,
encore au stade du manuscrit, Mme Toumi
a donc de son propre chef commis des actes
non couverts par la loi. Mohamed Benchicou
a raison, comme le dit le titre de son journal,
de se projeter comme un homme libre, défendant
résolument ce qu’il vit et ce qu’il
pense dans son pays. Et, bien entendu, libre
de l’écrire et de le faire savoir
à la société. Ses positions
ne donnent-elles pas du sens à l’excès
dans une époque qui n’en manque pas
pour devenir inquiétantes pour le
pouvoir ? De la lecture de Mme Toumi – et
de ses avocats – il ressort ceci : il existe
d’étranges apparentements dans la
chronique de M. Benchicou, fortement répréhensibles.
S’est-il fourvoyé dans une irrévérencieuse
comparaison entre le général
Massu – qui a endossé dans l’ignoble
torture de la Bataille d’Alger toutes les
déchéances d’une IVe République
française finissante – et M. Zerhouni,
ministre d’État, ministre de l’Intérieur
et des Collectivités locales, entre
ministres et voleurs, pour mériter
les foudroyantes cisailles de la censure
? Ces insolites comparaisons ne peuvent
faire un livre. Il faut dire d’où
parle Mohamed Benchicou. Les événements
effarants que connaît l’Algérie
d’aujourd’hui, du sanglant terrorisme islamiste
aux émeutes interethniques, des catastrophes
naturelles provoquées à la
harga et à l’ubuesque police de la
foi, de l’insouciance grassement rétribuée
de ses élites politiques aux missions
commando des satellites de la «famille
révolutionnaire» contre tout
ce qui contrevient aux gnoses du régime
et au lynch de démocrates, invitent
à la démesure.C’est certainement
de ce côté-là qu’il
faut attendre le sourcilleux diariste.Et
on ne lui enlèvera pas le talent
de décrire cette démesure
tragique d’un univers politique qui se délite.
Il n’est plus surprenant dans cet imprenable
tohu-bohu d’une déliquescence algérienne
certifiée, au cœur même d’une
menaçante crise financière
mondiale, qu’une ministre de la Culture,
ajoutant une couche à cette démesure,
s’avance lourdement bardée de lois,
ânonne le langage d’un commis greffier
surnuméraire, tonne une litanie d’alinéas
délétères du code pénal,
prescrit leurs infinies variantes contre
la liberté de penser et d’écrire.
Chacun sait que Mme Toumi n’est pas habilitée
à dire le droit ni à en évaluer
les sanctions. M. Benchicou a-t-il diffamé,
injurié, commis des actes d’antisémitisme
et bien d’autres avanies ? Il est tout à
fait malvenu, si tel était le cas,
pour la ministre de la Culture de prétendre
le protéger contre ses propres écrits.
Il ne lui appartient pas de prévenir
le délit et d’en juger, surtout si
elle est partie prenante, comme elle le
reconnaît, dans les faits incriminés
par le diariste. Et surtout de supprimer
ce livre inquiétant pour le sérail,
qui à défaut d’être
matériellement l’objet du délit,
devient celui du délire. La fixation
morbide du pouvoir sur M. Benchicou est
incompréhensible. L’acte de censure
qui vient le frapper et que revendique publiquement
Mme Toumi est gros de risques pour toute
liberté de créer. Il ouvre
une imprévisible ère de soupçons.
Le prochain épisode après
la visite des ateliers d’imprimerie – et
la lecture par effraction d’une prose privée
– n’exclurait plus un strict contrôle
de la pensée. Il s’agit d’un dérapage
qui ne renforcera ni le sentiment de bonne
gouvernance ni la morale de la création
intellectuelle, pour autant que M. Benchicou
y ait failli. Cette décision d’interdire
l’impression et la diffusion de son livre
ne repose pour le moment que sur la seule
présomption du nom d’auteur. Elle
doit rester au passif de MmeToumi, tout
comme ces portes des prisons qu’elle oppose
à la liberté d’écrire,
qui grincent comme un terrible mouroir des
consciences. * Écrivain, universitaire.
Derniers ouvrages publiés aux éditions
Médersa (Constantine), Auteurs algériens
de langue française de la période
coloniale. Dictionnaire biographique (2007),
Parcours intellectuels dans l’Algérie
coloniale et Cahier de lectures, chroniques
(2008).
Abdellali MERDACI |
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